Comment se fait-il que des actions individuelles apparemment insignifiantes entrainent souvent des conséquences importantes à l’échelle d’un groupe ?
Thomas Schelling a obtenu le prix Nobel de sciences économiques pour avoir répondu à cette question. Son livre “Micromotives and macrobehavior“, aujourd’hui considéré comme un classique, traite ce sujet grâce à la théorie des jeux.
La théorie des jeux c’est l’étude de la façon dont des individus rationnels font leur choix lorsque le meilleur choix parmi plusieurs possibilités dépend du choix que les autres vont faire ou font.
Schelling utilise des histoires parfois amusantes pour montrer qu’en général une personne qui réagit à son environnement ne perçoit pas comment ses actions se combinent avec celles des autres pour aboutir à des résultats globaux inattendus, significatifs et parfois problématiques (ségrégation, bulle financière ou autre phénomène extrême).
Dans cet article, vous allez découvrir les trois principaux modèles mentaux qui traduisent les préférences individuelles en comportements de groupe.
[Micromotives and macrobehavior] Modèle mental #1 : La masse critique
La masse critique est un concept qui provient des sciences physiques. De façon générale, elle désigne la quantité minimale d’éléments que doit contenir un système pour déclencher une réaction en chaine. Ce principe permet d’expliquer la propagation des épidémies, de la mode, des idées, des espèces, etc.
Pour l’illustrer, Schelling raconte un phénomène qui arrive régulièrement à Harvard : “le séminaire mourant”. Quelqu’un organise un groupe de 25 personnes qui sont motivées pour se rencontrer afin de poursuivre un sujet d’intérêt commun. La première réunion a un fort taux de participation (plus des 3/4 des participants sont présents). Mais à la 3ème ou 4ème réunion, il y a moins de la moitié. Et ensuite, il ne reste plus qu’une poignée. Donc, peu de temps après, les organisateurs abandonnent.
Pour expliquer cela, on pourrait penser que l’intérêt n’était pas réellement présent ou bien qu’il n’y avait pas d’affinité entre les participants. Pourtant, lorsqu’on leur demande individuellement, la plupart regrette que le groupe n’ait pas tenu.
Donc, individuellement, chacun regrette que le groupe soit fini. Pourtant, collectivement, chacune de leur décision individuelle a conduit à la fin du groupe (sans qu’ils en aient conscience).
Comment expliquer cela ? Schelling l’explique par le fait que la façon dont se comportent les gens dépend du nombre de personnes qui se comportent de la même façon. Dans le monde social, chacun possède sa propre masse critique subjective [1]: “s’il y a moins de X personnes, je n’irai pas”. Les personnes les moins conciliantes s’absentent donc les premières. Puis le groupe diminue au fur et à mesure que le nombre de participants passe en dessous des masses critiques des personnes les plus conciliantes jusqu’à disparition du groupe.
Le graphique ci-dessus nous montre que :
Personne ne viendra si tout le monde s’attend à ce personne ne vienne (équilibre stable);
85% viendront si 85% est attendu (équilibre stable);
Pour la plupart des gens, le nombre critique est situé entre 30% et 50% attendu (équilibre instable à 40%).
[Micromotives and macrobehavior] Modèle mental #2 : L’équilibre
En théorie des jeux, on dit qu’un système est en équilibre lorsqu’il est dans une situation stationnaire. C’est-à-dire lorsque les participants au système ont ajusté chacun leurs réponses aux autres de la façon la plus efficace possible et qu’en conséquence plus personne n’a d’intérêt à changer sa stratégie. L’équilibre (dit de Nash) peut donc être considéré comme une solution du jeu.
Pour illustrer la notion d’équilibre Schelling raconte l’exemple d’un terrain qui va attirer deux types de skateurs : des rares professionnels qui préfèrent quand la place est vide et de nombreux skateurs amateurs qui n’aiment pas quand il n’y a personne ou quand il y a une foule trop importante.
Que va-t-il se passer sur le terrain ?
Les premiers à s’installer seront les skateurs sérieux (puisque les amateurs passeront sans s’arrêter s’il n’y a personne). Ils commenceront d’abord à s’amuser entre eux. Puis, progressivement, des amateurs seront attirés par ce petit groupe et viendront se joindre à eux.
Quels sont les équilibres possibles ?
Si le groupe de skateurs sérieux reste modeste, les amateurs ne seront pas attirés pour le rejoindre. Nous aurons alors un équilibre stable : le petit groupe de skateurs professionnels occupera le terrain.
Si le groupe de skateurs sérieux est suffisamment grand, des amateurs vont commencer à se joindre à eux. Et si le nombre d’amateurs qui rejoint le groupe ne dépasse pas le nombre critique qui fait partir les pros alors nous aurons un équilibre stable avec une population réduite : le groupe durera longtemps à ce niveau avec cohabitation des pros et des amateurs.
Si le nombre d’amateurs qui rejoint le groupe dépasse le nombre critique des pros alors les pros s’en iront. De même, si, au bout d’un moment, il y a trop d’amateurs (trop de monde qui rejoint) ou pas assez d’amateurs (trop de monde qui part), alors tous les amateurs s’en iront. Il y a alors un équilibre stable à zéro occupant (mais les pros reviendront dans quelques temps quand ils constateront que la place est à nouveau libre et le cycle recommencera).
[Micromotives and macrobehavior] Modèle mental #3 : La prophétie auto réalisatrice
La prophétie auto réalisatrice est une situation qui, une fois connue, provoque un comportement qui la rend vraie. Ce n’est pas la “prophétie” en tant que telle qui amène à sa réalisation; ce sont les gens qui ajustent leur comportement, à travers une chaine d’évènements et d’interactions, et produisent un résultat conforme aux attentes.
Par exemple, si quelqu’un fait circuler une fausse information disant qu’une banque va prochainement devenir insolvable, que va-t-il se passer ? Tous les clients de la banque vont se ruer pour retirer leur argent en même temps et ils finiront par provoquer l’insolvabilité de la banque.
Schelling distingue trois modèles différents de prophétie auto réalisatrice :
Une personne croit quelque chose de façon unilatérale sur un individu. La personne qui croit fortement que quelqu’un se comporte d’une certaine façon va se comporter en cohérence avec ses attentes et risque de provoquer le comportement en question chez la personne.
La croyance est réciproque (policier versus prisonnier, un peuple contre un autre, etc.). Imaginez deux personnes qui se font face et qui pensent chacune que l’autre va attaquer sans prévenir à la première occasion. Dans ce cas, les deux vont peut-être se sentir obligés d’attaquer le premier pour pouvoir se défendre.
Le processus sélectif. Pour certains emplois, on va embaucher une personne selon un trait de caractère spécifique. Cela amène les gens qui occupent ces postes à se comporter d’une façon qui amplifie ces traits.
Le mot de la fin
La masse critique, les analyses d’équilibres (stables et instables) et la prophétie auto réalisatrice sont trois modèles importants qui permettent d’expliquer et d’anticiper de nombreux phénomènes de la vie courante. Des phénomènes dans lesquels ce sont de légères préférences individuelles qui conduisent à des comportements collectifs (et à des équilibres sociaux) à l’échelle d’un groupe.
Note
[1] La masse critique subjective peut aussi bien être un nombre absolu qu’un pourcentage. Si ce sont les nombres absolus qui comptent, et si l’influence est positive, l’activité peut se soutenir elle-même dans un large groupe mais pas dans un petit. Si ce sont les proportions qui comptent (fumer une cigarette, parler d’une certaine façon), des sous groupes se constitueront; l’activité atteindra alors sa masse critique dans ce groupe réduit.
Pour aller plus loin : Lire le livre “Micromotives and macrobehavior” de Thomas C. Schelling.
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