“Pour comprendre un phénomène, il faut commencer par prendre en compte les extrêmes.” – Nassim Nicholas Taleb.
Et si le hasard occupait dans nos vies une place beaucoup plus importante que celle que nous lui supposons ? Dans ce cas, comment faire pour s’y préparer au mieux ?
Les limites de l’apprentissage par l’observation
Généralement, nous avons tendance à apprendre par l’observation des régularités. Lorsque nous voyons une situation se répéter plusieurs fois, nous supposons qu’elle continuera de se répéter.
“Les humains sont des animaux qui aiment le story-telling et qui recherchent des modèles. Et nous sommes plutôt habiles pour leur raconter des histoires à propos des modèles, qu’ils existent ou non.” – Michael Shermer.
Le dicton ne dit-il pas qu’un fait est supposé comme vrai jusqu’à preuve du contraire ? Le soucis c’est que nous oublions la possibilité de la preuve du contraire.
Le problème du “cygne noir” (également appelé “problème d’induction“) désigne les limites de la méthode d’accès à la connaissance par la généralisation d’observations particulières. Par exemple, auparavant, tout le monde était convaincu que tous les cygnes étaient blancs (parce qu’ils n’avaient vu que des cygnes blancs jusqu’ici)… jusqu’à l’apparition d’un cygne noir.
Ce problème est une illustration de l’asymétrie de la connaissance : la vue d’un nouveau cygne blanc (ou de nombreux cygnes blancs) apporte peu d’information. Par contre, la vue d’un seul cygne noir détruit d’un seul coup l’ancienne croyance selon laquelle tous les cygnes étaient blancs.
Gardez en mémoire que ce n’est pas parce que quelque chose n’est jamais arrivé qu’il faut en conclure que cela n’arrivera jamais.
Un monde dominé par les Cygnes Noirs
S’appuyant sur ce problème, dans son livre Le Cygne Noir, Nassim Taleb désigne par “Cygne Noir” un événement qui possède les caractéristiques suivantes :
Il est rare
Son impact est extrêmement fort
Il est imprévisible
Sa théorie est qu’une poignée de Cygnes Noirs imprévisibles explique pratiquement tout dans le monde. Et pour comprendre un monde dominé par les Cygnes Noirs, il faut prendre en compte les extrêmes (et non pas le connu et le répété).
Aussi, dans un monde dominé par les extrêmes, l’apprentissage par la répétition montre ses limites.
“Avant qu’ils arrivent, on ne tient absolument pas compte des événements qui ne se répètent pas, et après, on les surestime (pendant un temps).” – Nassim Nicholas Taleb.
La marche de l’histoire peut-elle s’expliquer ?
Lorsque nous constatons le déroulement des événements, il nous manque le script, la loi du générateur qui est derrière. Cela fait que nos explications après-coup – et notamment celles produites par les spécialistes – sont essentiellement de la narration.
Les experts tentent de lier les événements entre eux pour en faire ressortir la logique, le sens. Mais, lorsqu’ils aboutissent à une théorie, est-ce la seule explication possible ? Est-ce la vraie explication ?
La narration est rétrospective. Une véritable explication doit être prédictive. Se contenter d’expliquer ex post ne revient pas à comprendre. Ainsi, les historiens, par exemple, ne comprennent pas l’histoire. Ils ne sont pas capables d’anticiper ; ils “racontent des histoires” après coup.
Les spécialistes nous présentent donc le monde de façon erronée. Leurs “explications” masquent le fait que les Cygnes Noirs échappent à notre compréhension. Les histoires qu’ils racontent empêchent la prise de conscience que le monde est imprévisible.
Le modèle du Cygne Noir nous montre un monde dominé par le hasard. Dans cette vision, la marche de l’histoire est aléatoire; ses pas ne peuvent être anticipés. Cela signifie que nous ne comprenons généralement pas les causes des choses.
“L’histoire c’est toute succession d’événements vus avec l’effet de la postérité.” – Nassim Nicholas Taleb.
Alors que pouvez-vous faire pour vous y préparer au mieux ? Comment utiliser au mieux votre ignorance du monde ?
#1 : Le Cygne Noir est un problème de connaissance
Considérez une dinde que l’on nourrit tous les jours pendant mille jours. A chaque jour qui passe, la nourriture qui arrive renforce la croyance de la dinde que le boucher qui la nourrit veille à ses intérêts. Jusqu’au jour où le boucher ne la nourrit plus mais lui tord le coup.
Que voyons-nous ici ? Le jour du décès est un Cygne Noir pour la dinde. Un événement auquel elle ne s’attendait pas – car elle utilisait le passé pour estimer l’avenir – lui arrive. Par contre, ce n’est en rien un Cygne Noir pour le boucher qui avait tout prévu.
Le Cygne Noir est donc un problème de connaissance. Il se produit en fonction de l’attente que l’on en a. Si l’on s’y attend, ce n’est plus un événement imprévisible donc ce n’est plus un Cygne Noir. Il s’agit donc d’une question de préparation, de culture pratique et d’état d’esprit.
Les Cygnes Noirs ne se produisent pas nécessairement immédiatement. Généralement, les Cygnes Noirs positifs prennent du temps pour produire tous leurs effets (l’informatique, Internet et le laser ont été trois inventions disruptives totalement imprévues). Tandis que les Cygnes Noirs négatifs se produisent très vite (crises financières). La destruction est toujours plus rapide que la construction.
#2 : Évitez le biais de confirmation
Pour raisonner de façon efficace, prenez conscience qu’une succession de confirmations ne constitue en rien une preuve.
Le fait de voir 4000 cygnes blancs ne signifie pas que la phase “tous les cygnes sont blancs” est vraie. Par contre, la vue d’un seul cygne noir nous permet de dire que la phrase “tous les cygnes sont blancs” est fausse. Ainsi, une donnée qui contredit a plus de poids qu’une énorme quantité de données qui confirment.
Paradoxalement, ce sont donc les rectifications et non pas les vérifications qui permettent de se rapprocher de la vérité. Pourtant, lorsque nous raisonnons, nous cédons au biais de confirmation : nous avons tendance à rechercher (et à trouver) les idées qui vont dans notre sens.
Ne cherchez pas la confirmation (elle n’existe pas); cherchez la réfutation.
“C’est peut-être cela la véritable confiance en soi : la capacité à regarder le monde sans avoir besoin d’y trouver des signes susceptibles de flatter son propre ego.” – Nassim Nicholas Taleb.
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#3 : Soyez conscient de l’erreur de narration (biais de rétrospection)
L’erreur de narration désigne notre incapacité à observer des suites d’événements sans y voir des relations de cause à effet. Elle est une réponse à notre besoin d’explication; à notre besoin biologique de donner du sens aux événements.
Nous surinterprétons, nous simplifions les informations et nous cherchons des causes partout. Quand un événement se produit, nous rationalisons a posteriori. Ce n’est pas de la connaissance mais de la narration. “Nous sommes plus doués pour expliquer que pour comprendre”.
Il ne faut pas nécessairement condamner cette pratique; mais simplement en être conscient. En effet, pour mémoriser les choses, nous avons besoin de les simplifier et de les “expliquer” (c’est-à-dire de les inscrire dans un récit). C’est ainsi que s’organise le stockage et la récupération des informations dans notre cerveau.
Seulement, quand on résume et qu’on structure nos idées, on le fait selon une vision précise du monde qui est probablement inexacte. En faisant cela, on élimine le rôle joué par le hasard. Et on perd de vue le rôle essentiel des Cygnes Noirs.
La narrativité nous rend rétrospectivement les événements passés plus prédictibles qu’ils ne le sont en réalité. Rappelez-vous qu’il vaut mieux avoir approximativement raison que précisément tort (cf. le raisonnement par range).
Pour vous protéger de l’erreur de narration : 1/ privilégiez l’expérience sur le récit ; et 2/ favorisez la connaissance directe sur les théories.
“Notre compréhension erronée du Cygne Noir peut être attribuée en grande partie au fait que nous utilisions le système 1, c’est à dire la narration et le spectaculaire – ainsi que l’émotionnel – qui nous impose un shéma erroné de la probabilité des événements.” – Nassim Taleb.
#4 : Évitez le biais du survivant
Deux mille ans auparavant, un orateur romain montra à Diagoras un tableau représentant des personnes qui avaient prié et qui avaient survécu à leur naufrage. Le message qu’il voulait faire passer à Diagoras, un athée, était que leur prière les avait sauvé de la noyade. Diagoras lui demanda alors “où sont les portraits de ceux qui avaient prié et qui sont morts ?”.
C’est le problème de Diagoras ou le biais du survivant : seuls ceux qui ont survécu racontent leur histoire. Les morts qui ont accompli les mêmes actions restent dans l’ombre. Il s’agit d’un problème d’échantillon de départ. Seule l’adoption d’une vision large (changement de référentiel) permet de comprendre l’importance du hasard.
Aussi, il ne sert à rien de trop interpréter les récits de réussite. En effet, ils sont généralement victimes du biais du survivant. Leurs auteurs observent un échantillon de survivants, cherchent des liens communs et en font un récit (un roman masqué). Car ils ne prennent pas en compte le fait que certains qui ont échoué partageaient également ce qu’ils appellent des “caractéristiques de la réussite”. (Personnellement, j’appelle cela : “la fiction de la non-fiction”).
C’est également ainsi que s’explique la “chance du débutant” : seuls les débutants suffisamment chanceux dans un jeu ont persisté. Ce qui fait que, rétrospectivement, la plupart des joueurs (encore présents dans le jeu) se rappellent avoir eu de la chance à leur début. Les débutants qui ont manqué de chance ont en effet tout simplement abandonné…
#5 : Les prévisions sont impossibles
Il y a deux types de hasard : le hasard modéré et le hasard sauvage.
L’univers du hasard modéré (que l’auteur appelle le “Médiocristan”) est un lieu prévisible qui est soumis à la loi du collectif. Par exemple, une donnée comme le poids appartient au Médiocristan. En un seul jour, il est impossible de perdre énormément de kilos. Les jeux de hasard appartiennent à cette catégorie du hasard modéré. L'”erreur ludique” que font de nombreuses personnes consiste à penser que ces jeux relèvent du hasard sauvage.
L’univers du hasard sauvage (l’ “Extrêmistan”) est soumis à la loi du singulier. Et donc de l’accidentel et de l’imprévu. Par exemple, le revenu d’un trader peut varier dans des proportions importantes en l’espace de quelques secondes.
Dans l’univers du hasard modéré, les prévisions sont possibles. C’est le domaine du risque connu (probabilité calculable). Dans l’univers du hasard sauvage – qui devient de plus en plus important dans notre monde moderne – les prévisions sont impossibles. Ainsi, le Cygne Noir est une incertitude inconnue (probabilité incalculable).
Paradoxalement, plus nous disposons de connaissances et plus elles dissimulent notre ignorance de l’univers du hasard sauvage.
Il n’y a pas d’expert de l’incertitude (que les militaires appellent “l’inconnue inconnue”). “Les professions qui s’occupent de l’avenir et fondent leur étude sur la non répétition du passé ont un problème d’expert”. De façon générale, un “expert” ne fait pas de meilleures prévisions qu’un non expert. Par exemple, les analystes financiers ne font pas de meilleures prévisions financières que les chauffeurs de taxi.
#6 : Des stratégies pour augmenter votre chance et diminuer votre malchance
Alors que faire ? Comment tirer avantage du hasard extrême ? Ou, du moins, comment ne pas trop le subir ?
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Prenez conscience que vous avancez dans le monde avec des croyances plus ou moins plausibles; et non pas avec des certitudes. Classez vos croyances non pas en fonction de leur probabilité d’être vraies mais en fonction de leur impact sur vous. Prenez des mesures contre celles qui pourraient vous être le plus néfastes.
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Acceptez le hasard, gardez l’esprit ouvert et faites-lui une place importante dans votre vie. Par exemple, tentez de nombreuses expériences par tâtonnements : lancez des projets. Attendez-vous à perdre sur la plupart mais ce n’est pas grave. Il suffit qu’un seul fonctionne pour qu’il compense tous les autres.
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Faites la différence entre les contingences négatives et positives. Et exposez-vous le plus possible aux Cygnes Noirs positifs (coûts faibles * gains énormes = scalabilité).
Saisissez les occasions quand elles se présentent. Sachez reconnaître les bonnes occasions; et ne les ratez pas sous prétexte que vous aviez déjà quelque chose de prévu. Ne tentez pas de tout contrôler; laissez-vous surprendre.
Méfiez-vous des prévisions annoncées par les experts (du privé et de l’Etat). Surtout quand il s’agit de prévisions à long terme.
Pour aller plus loin (et augmenter encore plus votre chance)
Au final, nous constatons que la théorie du Cygne Noir s’accorde très bien avec les principes stoïques.
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Le stoïcisme vous recommande de faire la distinction entre ce qui relève de vous (vos actions) et ce qui n’en relève pas (le résultat obtenu).
La philosophie du Cygne Noir vous dit que votre vie est essentiellement le résultat de l’incertitude.
En combinant ces deux principes, on arrive à une stratégie unique : vous devez agir de sorte à vous exposer le plus possible à l’incertain que vous désirez.
Paradoxal ? Pas forcément. Pour vous aider, je vais terminer avec cet article concret sur les quatre types de chance dans l’entrepreneuriat :
La pure chance : celle qui vous tombe dessus sans aucune action de votre part.
La chance provoquée par vos actions : vos actions créent des opportunités qui génèrent elles-mêmes d’autres actions et d’autres opportunités, etc.
La chance qui résulte de votre préparation : vous êtes compétent dans un domaine; vous produisez un résultat inattendu par une action ; vous comprenez après coup ce qui s’est passé (vous étiez préparé); et vous reproduisez consciemment l’action pour obtenir à nouveau le résultat.
La chance issue de votre caractère : c’est la “chance” qui résulte de vos actions et que vous seul pouvez obtenir.
A vous de jouer. Faites du hasard sauvage votre allié ! Devenez antifragile.
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Rajout du 27/03 : Manifestement de nombreuses personnes tombent sur cet article car elles entendent des gens mal informés faire une association entre la pandémie de COVID-19 et le concept de cygne noir. Ceux qui font cette association n’ont pas lu le livre “Le Cygne noir” de Nassim Taleb. Certains leaders font probablement volontairement la confusion pour justifier (à tort) leur manque de préparation.
Le Coronavirus n’est pas un cygne noir. Un Cygne noir est événement imprévisible à fort impact. Mais la pandémie est un événement qui devait arriver avec une forte probabilité. Le Coronavirus est en fait un cygne blanc.
Cela doit faire une vingtaine d’années que les assureurs tentent de concevoir des produits d’assurance pour couvrir contre le risque de pandémie. Mais cela leur est difficile car comment couvrir contre un événement qui s’étend, non pas sur des zones limitées (comme un incendie), mais sur le monde entier ? L’événement est prévisible mais son impact est imprévisible.
Toute la série de livres de Nassim Taleb (Incerto) porte sur la prise de décision dans la vie réelle. Et son message principal est le suivant : la prise de décision est basée sur les asymétries. Par exemple, en ce moment, l’erreur de ne pas porter de masque coûte bien plus cher que l’erreur d’en porter un.
J’espère que ce rajout donnera des informations aux visiteurs d’un jour. Et si vous avez aimé, vous êtes libre de vous abonner à ma newsletter. Prenez soin de vous.